Rencontre avec Mariano Llinás sur le thème du "scénario"
Lors du week end du 12 et 13 octobre 2019 est présenté au cinéma La Turbine par l'ADCH à Annecy le film fleuve événement de Mariano Llinás de près de 14 heures. Une nouvelle opportunité pour s'intéresser à l'indépendance du cinéma développé quelques mois plus tôt au festival Cinélatino, Rencontres de Toulouse avec le cinéaste autour de la question du scénario.
Cédric Lépine : Vous partagez vos activités d'écriture de scénario entre votre travail pour les films d'autres cinéastes, comme Santiago Mitre (El Estudiante, El Presidente...) et vos propres films : pouvez-vous préciser la différence de travail entre les deux ?
Mariano Llinás : La différence lorsque je travaille sur un scénario d'un film de Santiago Mitre et un scénario au sein de Pampero Cine, c'est qu'avec Santiago Mitre, il y a des producteurs. Dans ce cadre-là, le scénario ne s'écrit pas sans producteur : autrement dit, on ne travaille pas sans argent. Puisque quelqu'un a payé pour un scénario futur, il faut faire ce scénario et on ne peut pas le remettre en cause. Cette condition initiale d'écriture est d'abord fondamentale à préciser lorsque l'on parle de liberté dans l'écriture et la réalisation d'un film. Le travail d'Alejo Moguillansky avec lequel je collabore à l'écriture de ses scénarios est totalement différent. En effet, il commence à tourner différentes scènes qui pourront ou non devenir des films. Et en faisant ces films, nous avons conscience que nous ne gagnerons rien. Presque tous les films qu'Alejo a réalisé sont sortis du contexte dans lequel il devait réaliser pour gagner de l'argent comme on le voit notamment dans La Vendeuse d'allumettes. Il y a ainsi des films que l'on commence à faire parce que l'on veut les faire et d'autres parce que l'on est payé pour cela. C'est essentiel de le préciser.
Au sein d'El Pampero Cine, nous n'avons jamais été payé pour pouvoir réaliser un film et dès lors il n'y a pas de contrainte de scénario. Lorsqu'il n'y a pas quelqu'un qui finance un scénario, on peut se permettre de commencer directement à tourner. Si l'on suit ce schéma de pensée, on peut imaginer qu'un scénario est fait pour un producteur et en son absence, le scénario n'est plus nécessaire.
Lorsque je suis payé pour écrire un scénario, j'écris pendant deux mois durant lesquels le producteur intervient pour demander des réécritures. Le producteur prend le rôle du patron qui commande et lorsque celui-ci n'existe pas, nous pouvons prendre directement la caméra pour commencer à tourner sans le besoin d'écrire. Cela n'empêche pas d'écrire les dialogues que les comédiens liront, mais ce n'est pas cela que l'on appelle le scénario. Cette écriture aide aux répétitions sans pour autant constituer un scénario. C'est là une question intéressante pour comprendre le rapport entre les images et les mots.
Le vrai problème, c'est que le producteur recherche dans l'écriture d'un scénario les preuves que le film fonctionnera économiquement. Or, le producteur moins que quiconque n'est en mesure de savoir si un film peut marcher. L'histoire du cinéma est peuplé de scénarios auxquels les producteurs n'ont jamais cru et lorsque les films de ces scénarios rencontrent un succès, les producteurs réécrivent l'histoire officielle en affirmant qu'ils n'ont, depuis le début, jamais cessé de croire au scénario. L'inverse fonctionne également avec des producteurs qui imposent les différentes certitudes du succès avec tel acteur au casting : par exemple, la présence de Ricardo Darín devrait entraîner des entrées et lorsque malgré tout le film ne fonctionne pas dans les salles, cela démontre encore l'absence précise de règles pour déterminer les goûts des spectateurs. Car le public est volage.
Ce que recherche avant tout le producteur c'est une façon de contrôler le travail de ses ouvriers, dans ce cas les scénaristes et le metteur en scène. L'autre moment de contrôle du producteur se trouve au moment du montage. Le producteur déteste le tournage car c'est le moment de liberté des réalisateurs : c'est le moment où l'on peut faire ce que l'on veut, où personne d'autre, en dehors du tournage, ne saurait faire. Le tournage est ainsi un moment magique pour un réalisateur et qui se trouve au fondement de ce qu'est le cinéma. Le producteur peut ensuite prendre ces images et les commenter mais comme il ne sait pas les fabriquer, le tournage est le moment qu'il craint le plus dans la réalisation d'un film.
"La Flor" de Mariano Llinás © ARP Sélection
C. L. : Pour illustrer ce propos, le quatrième épisode de La Flor présente une équipe de tournage qui se révolte contre le réalisateur et le scénario non respecté.
M.L. : C'est en effet là une fantaisie de notre part cette histoire. Personne sur le tournage de La Flor n'a eu besoin de lire de scénario. Étant donné que le scénario est quelque chose que l'on fait pendant le tournage et que ce dernier est réalisé de manière intermittente, nous ne sommes pas dans le cadre d'un tournage classique étendu par exemple sur six semaines. C'est un tournage qui s'est déroulé sur plusieurs années pendant les week ends lorsque nous avions du temps libre. Le scénario est alors quelque chose que l'on est en train de comprendre en même temps que l'on fait le film. À un moment donné, un assistant réalisateur m'a demandé d'écrire pour savoir ce qu'il devait faire : c'est évidemment utile d'écrire pour mettre en ordre nos pensées. En revanche, le scénario comme outil pour donner des ordres à chacun n'existe pas sur nos tournages au sein d'El Pampero Cine. En fait, c'est l'industrie qui a besoin du scénario.
Aux personnes qui réalisent leur premier film je demande pourquoi on écrit des films avant d'avoir des images. C'est à partir des images quel'on peut comprendre ce que l'on a fait. Pour penser un film, nousn'avons pas besoin de ce que l'on appelle des scénarios. D'ailleurs, les scénarios mentent toujours. Lorsque l'on écrit «Pablo marche dans la rue » dans un scénario, ce n'est qu'une promesse d'une réalisation future dont il n'y a encore aucune certitude. On parle ainsi de choses que l'on ne connaît pas parce que le tournage n'a pas eu lieu. Si l'on écrit le scénario après le tournage, nous sommes en revanche sûrs de ce que nous avons montré : les mots n'expriment alors plus des envies mais des certitudes. Je pense qu'un producteur devrait davantage être plus proche des certitudes que des envies.
C. L. : Est-ce que l'on peut considérer les quatre actrices principales de La Flor qui forment également la compagnie de théâtre La Piel de Lava comme les co-scénaristes du film ?
M.L. : Tout dépend de ce que l'on entend sous le terme « scénario ». Par exemple, elles n'ont pas écrit une seule ligne des dialogues qu'elles ont interprété. Elles n'ont pas inventé l'histoire et dans le quatrième épisode, elles n'étaient pas informées de ce que l'on allait tourner. Ni elle, ni moi, ni personne ne comprenait alors le sujet même de ce que l'on tournait. Elles se rendaient alors sur le tournage pour faire ce qu'on leur demandait. Un autre exemple : lorsqu'elles parlent dans une séquence en français, elles ne comprennent pas ce qu'elles disent. Elles disposent alors d'une personne qui leur souffle les mots en français.
Cependant, le film est tellement pensé pour ces corps, ces visages, ces esprits de ces quatre femmes que l'on peut dire qu'elles ont été co-créatrices du film davantage que co-scénaristes. Si j'ai pris toutesles décisions sur le film, ce qui est le plus intéressant c'est que le film est davantage que ces décisions : c'est la matérialité réelle des images que l'on montre. Elles ont apporté leur propre réalité au film et c'est pour moi la plus grande collaboration à laquelle je n'ai jamais bénéficié jusque-là.
Souvent, le réel échappe alors que sur ce tournage le réel était très collaboratif. Elles étaient plus que quatre comédiennes : elles ne se contentaient pas que de jouer des rôles, elles étaient la matière même du film. Si le film était une pierre, la sculpture qui en résulterait serait le corps de ces femmes. C'est vrai qu'au début j'ai pensé que nous devions écrire tous ensemble le film. Au début, le film n'était qu'un prétexte pour passer du temps avec l'équipe La Piel de Lava et être plus proche d'elles. Je leur ai proposé de faire tout le film ensemble mais elles ont refusé. Nous avons par exemple avec Elisa Carricajo commencé à écrire ensemble quelques scènes de la première histoire mais à un moment nous avons compris que cela ne fonctionnait pas et elles préféraient que je dirige tout. Ce sont elles qui ont pris cette décision. Je crois que cela constitue pour elles une vraie prise de pouvoir, d'empowerment, chez elles. Sur leurs pièces de théâtre, elles font tout ensemble en tant que Piel de Lava : l'interprétation, l'écriture, la mise en scène, etc. mais à ce moment-là elles souhaitaient que la mise en scène comme l'écriture du film soient décidées par une autre personne qu'elles-mêmes. J'ai été ainsi très touché par cette forme de confiance.